Vingt et une heure trente, un samedi soir. Les filles étaient enfin couchées ; Jörd devait dormir depuis un petit moment déjà, mais Claire avait droit à du rab', l'âge aidant. Carrie n'était d'ailleurs même pas certaine qu'elle dorme déjà ; elle était probablement en train d'envoyer des SMS à ses copines. Le week-end, ce n'était pas grave, sa fille pourrait faire la grasse matinée le lendemain, et ne s'en priverait pas.
Niklas était en train de finir de remplir le lave-vaisselle, tandis que Carrie terminait de ranger les affaires du repas, et de nettoyer la table. L'automne préparait doucement son arrivée, il pleuvait à verse depuis deux jours. Ce n'était pas très bon pour les affaires, et il n'y avait pas eu beaucoup de monde au Sweeties ces derniers jours ; heureusement, la saison reprendrait probablement bientôt et la clientèle reviendrait. Le bout du tunnel n'était pas loin ; bientôt, elle aurait tenu un an. C'était l'objectif qu'elle s'était fixée pour savoir si elle continuait dans cette voie. Ensuite, il faudrait qu'elle pense à développer son commerce, pour être moins tributaire des variations de saisons.
Quand elle eut terminé de tout ranger, elle alluma une grosse bougie sur la table basse du salon, et s'installa dans le canapé, pour feuilleter un magazine de décoration. Niklas et elle avaient réuni leurs meubles dans le nouveau chalet, et le mélange n'était pas forcément idéal. Elle avait des tas d'idées et de projets à mettre en oeuvre, pour qu'ils terminent d'être bien installés. 
Son compagnon la rejoignit bientôt, et elle s'installa en travers du canapé, ses jambes sur les genoux de Nik. Elle était bien, tellement bien. C'était une soirée parfaite, comme souvent depuis qu'ils avaient déménagé. Elle leva les yeux de son magazine, finalement, pour discuter un peu. Comment s'est passée ta journée ? Tu as vu beaucoup de monde ? Pour autant qu'elle sache, avec la reprise sportive qui approchait, c'était une période assez chargée qui s'annonçait. Il y aurait d'abord les sportifs à qualifier, et ensuite, les blessures à traiter en cours de saison. Sans compter les touristes et autres locaux qui se blesseraient en skiant pour leur plaisir. Toute la station vivait au rythme de l'hiver, et tous les deux, dans leurs métiers respectifs, le constataient au quotidien. 

Elle reconnaissait bien le caractère de Niklas dans ses explications sur sa clientèle. Tout était carré, presque détaché, dans sa façon de présenter les choses, et pourtant il y avait tellement d'investissement derrière. Avec elle aussi, il lui arrivait encore parfois d'être un peu comme ça, d'avoir du mal à mettre sur le même plan ses sentiments de l'instant, et la façon de l'exprimer. C'était criant avec Claire, également. Carrie savait que Niklas l'adoptait doucement, et que déjà il lui faisait confiance - comme on peut le faire à une ado - mais il ne le montrait pas. Carrie en avait longuement discuté avec sa fille, un jour, quand Claire lui avait demandé si Nik ne l'aimait pas ; elle avait réussi à convaincre son ado de ne pas s'inquiéter, qu'elle se faisait des idées. Mais avait gardé pour elle cette question épineuse. Elle ne voulait pas que son compagnon ressente une pression quelconque dans leur nouvelle vie de famille ; Carrie, elle, savait à quoi s'en tenir quant à ses sentiments. Elle avait appris à lire en lui. Le temps ferait le reste. Tes patients ont de la chance de t'avoir. A commencer par AJ, dont elle venait de repérer le nom sur le journal que Niklas lisait ; Carrie savait ce que son compagnon avait fait pour lui, dans l'ombre, et cela ne la faisait que l'aimer encore plus. Elle désigna le journal de la tête. Linoy me dit qu'il est fin prêt pour le début de la saison. C'est un peu grâce à toi. Elle était fière de lui, vraiment. De la façon dont il s'impliquait dans son travail. Même si, pour les mois à venir, cela signifiait qu'elle le verrait moins. Elle aussi allait avoir beaucoup de travail, et avec les filles, il allait falloir s'organiser. Claire pourrait toujours garder Jörd, de temps en temps, elle l'avait déjà fait une ou deux fois quand Niklas et elle avaient besoin d'une heure ou deux ensemble. En revanche, il y avait le problème de la sortie de l'école. Il était hors de question que Claire ait un scooter, et encore moins qu'elle transporte Jörd. Peut-être Carrie pourrait-elle s’éclipser le temps de les ramener à la maison, tous les jours ? La fac reprend en octobre. Rachel est toujours là. Elle n'a pas l'air très motivée à retourner en cours ... Je ne sais pas si elle accepterait de rester pour la haute saison. Ca m'aiderait d'avoir quelqu'un qui donnait déjà le travail, quitte à prendre une saisonnière en plus. Comme Niklas l'attirait à elle, elle se lova dans ses bras et ferma les yeux, la tête appuyée sur son épaule. Il n'y a pas foule avec le mauvais temps. Je crois que je préfère encore être débordée de travail. Il faut que je trouve des idées pour avoir une base d'activité qui ne dépende pas des fluctuations de clients. Tu as des tuyaux ?

Son compagnon était trop modeste ; il avait fait énormément pour AJ, et Linoy en était persuadée elle aussi. Les deux jeunes femmes discutaient régulièrement de leurs compagnons respectifs, et voyaient d'un bon oeil la relation d'amitié qui était en train de se nouer lentement entre eux. Quoiqu'il en soit, elle ne comptait pas contrarier Niklas pour quelque chose d'aussi mineur. Elle se contenta plutôt de l'embrasser ; Niklas et elle n'étaient pas forcément très bercés dans le style "câlins & papouilles", alors, quand l'un des deux prenaient l'initiative, cela avait souvent un sens. Là, c'était simplement la fierté qu'elle ressentait pour lui.
Même concernant le Sweeties il était capable de l'aider et d'être de bon conseil ! Rachel ? Elle était à la fac, mais je ne saurais plus bien te dire de quoi. Je prêche pour ma paroisse, mais je trouve que le service lui va bien. Elle a le sens du contact. Je ne lui ai pas encore proposé de prolonger son contrat. Il faut que je fasse ça rapidement. Je lui en parlerai demain. C'était d'ailleurs la première chose à faire, si elle espérait garder Rachel au Sweeties ... Il y avait tellement de choses à penser, tous les jours. Sans compter que bientôt, elle devrait  s'occuper du bilan financier annuel du Sweeties ; elle n'y connaissait rien, et elle allait devoir faire appel à un comptable professionnel, mais elle n'en appréhendait pas moins l'échéance. Heureusement que Niklas avait de si bonnes idées pour l'aider ! Elle aurait dû y penser elle-même, d'ailleurs, mais oui ... Proposer un service traiteur était évident, maintenant que son compagnon le lui avait proposé. Elle aussi avait déjà été invitée à des baby shower de mères de copines de Claire ; souvent des femmes bien installées dans la vie, avec leurs couples parfaits, et leur deux ou trois enfants. Carrie n'y était allée qu'une fois, et s'était sentie mal à l'aise ; elle était bien plus jeune que toutes les autres invitées, et n'avait pas une vie de famille aussi calme et rangée - barmaid, mère célibataire, elle cumulait les sources de désapprobation. C'était assez amusant, en revanche, d'imaginer Niklas au milieu d'une telle assemblée, étant probablement le seul homme invité. C'est une très bonne idée. Tu te rends souvent à des baby showers peuplées de mères de famille rangées ? Estimez que Carrie était mauvaise langue s vous le souhaitez, mais elle était persuadée que le fait que Jörd n'ait pas de mère n'était pas l'unique raison pour laquelle Niklas était invité. Il n'y avait qu'à le regarder pour comprendre ... Elle-même ne se trouvait pas vilaine, pour son âge, et pour la vie qu'elle menait, mais son compagnon, lui ... C'était un homme comme il y en a peu ; ce qu'elle pouvait le trouver beau, et sexy ... Elle se demandait encore souvent pourquoi elle ; la confiance en soi ne fait pas tout ...
Autant dire que quand il commença à lui parler d'obstétricienne et de pilule, elle n'imagina pas une seconde où il voulait en venir. En tout cas ... pas tout de suite. Sur le coup, elle trouva ça plutôt mignon qu'il s'inquiète pour elle, même s'il n'y avait pas lieu. Peut-être un peu gênant aussi, non ? Sa contraception était un sujet très personnel ; en tout cas, pas le genre de sujet qu'elle imaginait aborder librement avec son compagnon. Les médecins étaient tellement directs parfois ... Linoy aussi de temps en temps allait droit au but sur des sujets médicaux, sans se rendre compte que Carrie avait un peu de mal à la suivre. Tu es inquiet ? Il ne faut pas. Mon gynéco m'a dit qu'il n'y avait aucun risque. Sauf qu'en fait ... il venait de lui proposer d'arrêter la pilule tout court là, non ? Si elle allait dans le sens et qu'il se soit juste mal exprimé, elle mourrait de honte. Non. Impossible. Il était médecin, même s'il n'était "que" kiné, donc il savait forcément ce qui risquerait de se passer si elle arrêtait de prendre sa pilule. Et puis, je ne peux pas arrêter tout court, à part si tu veux que Jörd ait un frère ou une soeur. Claire est déjà grande mais ... Elle avait choisi de dire les choses en souriant plus ou moins, comme s'ils avaient simplement plaisanté. Elle n'en était pas du tout certaine, en fait. Quant à sa dernière phrase ... Oui, Claire était grande, mais elle était encore jeune. Autrement dit, ses chances de tomber enceinte étaient encore très élevées. S'imaginerait-elle avait un bébé ?

Pas fan des médicaments. Paradoxal, pour un médecin, mais cela semblait une explication relativement plus convaincante qu'imaginer qu'il veuille un enfant avec elle. Elle avait l'impression qu'ils étaient ensemble depuis si peu de temps, qu'elle en connaissait si peu sur lui. Et pourtant, elle savait l'essentiel, tout ce qui était important, tout comme lui connaissait chaque moment essentiel de sa vie, de la naissance de Claire, à son divorce, jusqu'à l'amour qu'elle avait porté et porterait toujours un peu à Jonathan. En retour, elle avait conscience de la place qu'occupait toujours Åslög dans son coeur, conscience que Jörd était la personne la plus importante de l'univers de Niklas. A côté de ça, ne pas connaître sa couleur préférée était secondaire même si, parfois, Carrie regrettait de ne pas pouvoir répondre à ce genre de petite question bête.
Quoiqu'il en soit, c'était bien la preuve que leur histoire était récente. Aussi, quand la discussion se poursuivit dans un sens qu'elle n'aurait jamais imaginé, elle se releva, très droite et soudain beaucoup plus sérieuse. Tu voudrais qu'on ait un enfant, toi et moi ? Ensemble ? Ensemble ... oui, évidemment. Pas avec la voisine ... Mais franchement, elle ne s'y attendait tellement pas. Et lui-même ne semblait qu'à moitié sûr de lui en abordant le sujet, même si Carrie n'était pas dupe quant à son faux air de surprise. Il jouait mal la comédie, ce qui tendait d'autant plus à laisser penser que oui, il se sentait prêt pour un enfant.
Pendant quelques secondes, Carrie ne dit rien, pensive. Sans qu'elle s'en rende compte, sa main droite s'était posée sur son ventre, comme pour imaginer la jolie forme de ballon qu'il pourrait avoir. Avec John, après avoir eu Claire, ils avaient voulu se construire une carrière, une vie. Quand l'idée - plus que l'envie - d'avoir un deuxième enfant leur était venue, pour panser les plaies de leur couple, il était déjà trop tard. Le fossé s'était irrémédiablement creusé entre eux, et même un projet comme celui-là n'avait pu empêcher le divorce. Après cela, il y avait eu son célibat. Non seulement elle n'avait plus le temps, ni les moyens, pour un deuxième enfant, mais elle n'avait pas envie d'en avoir un seule. Elle trouvait ça bien trop triste, de ne pas avoir un homme avec qui partager ce petit être, le voir grandir. Aujourd'hui, se sentirait-elle prête à avoir un enfant, à nouveau ? Sa première grossesse était si loin ...
Quand elle s'aperçut que Niklas la regardait assez fixement, elle reprit finalement la parole. Un sourire était apparu sur ses lèvres. Excuse ma surprise. Je ne croyais pas qu'un tel projet viendrait aussi rapidement. Ce serait merveilleux. Niklas était, de toute façon, déjà un père merveilleux. Un homme dont elle était fière, et profondément amoureuse, d'un amour tellement plus mature que celui qu'elle avait partagé avec John ! Tu crois que les filles seraient contentes ? Pour une fois, Carrie s'inquiétait plus de la réaction de Jörd que de celle de Claire, qui clamait depuis bien longtemps qu'elle aurait aimé avoir un frère ou une soeur.

Carrie sourit, amusée de se rendre compte que Niklas lui aussi faisait de l'humour sur la voisine, et encore, à voix haute. Passé le premier choc d'apprendre qu'il voulait un enfant d'elle, alors qu'elle ne s'y attendait pas du tout, une chape de bonheur lui était tombée dessus. Il y avait l'idée d'avoir un enfant, et, plus tangible encore, il y avait l'amour de Niklas. Suffisamment d'amour pour quelque chose d'aussi sérieux qu'un bébé, alors qu'ils se connaissaient proportionnellement depuis si peu de temps. Je ne crois pas que tu ailles trop vite non. On va vite, mais à deux. Pour moi aussi c'est évident. Toi et moi, on a déjà été mariés, et parents. Ce n'est pas une découverte. Je ne crois pas qu'aujourd'hui je pourrais être plus heureuse que si toi et moi on avait un enfant. Voilà, c'était dit clairement. Elle ressentait un peu d'appréhension bien sûr, à la perspective des bouleversements à venir. Mais aussi beaucoup d'excitation et surtout, de l'amour. Tellement d'amour. Pour Nik, pour leurs filles, pour la vie qu'ils se construisaient. Elle avait l'impression que tout cet amour pourrait la submerger, elle le sentait gonfler son coeur, sa poitrine. C'était ... elle n'avait pourtant pas l'impression d'avoir fait quoi que ce soit pour le mériter. C'était plus que ce qu'elle avait jamais demandé, et mieux que la vie qu'elle avait eue avec John. Elle avait aimé son mari, bien sûr, et leur vie de famille. Mais jamais elle n'avait eu l'impression de trouver sa place comme elle la trouvait aujourd'hui à Whistler. Claire nous réclamait un petit frère ou une petite soeur, avant le divorce. Je ne crois pas que ça lui posera de problème non plus. Tu sais, à l'époque ... On a failli se lancer avec John. Aujourd'hui, je fais le même projet avec toi, et ça me semble tellement plus ... normal. Elle avait la certitude, sans savoir comment l'expliquer, qu'il n'y aurait pas de problèmes avec les filles. A vrai dire, l'excitation des premières minutes était en train de laisser place à une douce sérénité. Ils allaient avoir un enfant. Ces quelques mots tournaient en boucle dans son esprit, alors qu'elle s'était à nouveau pelotonnée dans les bras de Niklas. Tout se passera bien. Si tu veux, on pourra leur parler ensemble. Demain ? Demain serait tôt, non ? D'un autre côté ... oui, elle était impatiente. Tout en souriant à Niklas, l'air coquin, elle glissa une main sous ses vêtements. Tu sais, ça risque de nous demander un peu de travail, d'avoir ce bébé. Je crois qu'on ne devrait pas trop attendre pour s'y mettre.