Niklas avait accepté de le voir. Il n'aurait pas imaginé penser ça, mais il était soulagé que ce soit le cas. Enfin ... Soulagé était un bien grand mot. Depuis qu'il avait appris l'overdose d'Elinor, il n'avait pas touché un gramme de coke. Il avait annulé son "rendez-vous" avec son dealer pour éviter la tentation. Il n'y avait plus un gramme de poudre chez lui. Sans quoi il aurait déjà craqué. Ca faisait quoi ? Trois jours, quatre ? Il avait l'impression que ça faisait une éternité. Il ne trouvait pas le sommeil, ou au prix de quantités considérables d'alcool. Il se revoyait quelques mois auparavant, quand Pete était mort. La seule chose qui le faisait tenir et supporter l'angoisse, les tremblements, c'était de se dire qu'il le faisait pour Elinor. Sans ça ... il aurait donné n'importe quoi.
S'était-il cru plus fort que les autres ? Il avait refusé de parler de la coke, refusé de considérer qu'il avait un problème. Maintenant qu'il essayait de s'en passer, il se rendait compte qu'il avait bel et bien un problème. Un gros problème de manque. Il lui faudrait peut-être même plus que Niklas pour avoir de l'aide, mais le kiné était la seule personne à laquelle il ait pensé. Peut-être parce que le doc l'avait grillé bien avant tout le monde, plus vraisemblablement parce qu'il lui avait témoigné de l'intérêt. En tout cas, quand la sonnette de son appartement retentit, AJ se précipita presque sur la porte pour ouvrir. "Entrez. Merci d'être venu. " Oh, il s'attendait à en prendre pour son grade. A tous les coups, Niklas allait l'engueuler, comme au café la dernière fois qu'ils s'étaient croisés, mais de toute façon il se sentait trop mal pour protester. Il aurait voulu pouvoir accélérer le temps et zapper cette phase.
En attendant, il était retourné se poser dans un fauteuil. C'était à peu près le seul endroit où il se sentait à l'aise. Il aurait dû jeter les deux bouteilles de whisky qui gisaient, vides, au pied de la table, mais il n'en avait pas eu le courage. Depuis qu'Elinor et lui s'étaient rapprochés, il ne buvait pour ainsi dire plus. C'avait été facile. Mais dernièrement ... il avait repris plein gaz. Les somnifères ne l'avaient pas aidé à dormir. Il lui aurait fallu quelque chose de plus fort, mais il n'avait pas les ordonnances pour ça. Alors, il y avait le whisky. Quand il en avait suffisamment bu, il tombait ivre mort. Il était malade comme un chien au réveil, mais c'était mieux que passer quatre jours sans fermer l'oeil une seule seconde. "Vous... Vous vous rappelez quand on s'est vus, dans ce café. Vous aviez raison. "

En tout cas, Niklas ne se montrait pas trop agressif pour le moment. Ni dans le jugement. C'était très différent des souvenirs qu'avait AJ de leur rencontre fortuite quelques semaines auparavant. Et ça rendait les choses un peu plus faciles. Un peu, seulement. Il s'était toujours considéré comme un mec chanceux, sans gros problèmes dans la vie ; ou plutôt, à défaut de se dire "je suis bien dans mes baskets", il ne s'était jamais senti mal. Autant dire que parler de lui, il n'avait pas l'habitude, et que ça ne le mettait pas vraiment à l'aise. Il fallait qu'il pense à Elinor, qu'il se convainque qu'il devait changer pour elle, résoudre ses propres problèmes s'il voulait l'aider. Il n'y avait que ça pour peut-être l'aider à surmonter ses répugnances. "Elinor a fait une overdose. Avec ma coke." Avec sa coke. Trois mots qui lui trottaient dans la tête en permanence. Trois mots qui exprimaient toute sa responsabilité. Il y avait eu cette première alerte, aux Embruns. Leur engueulade quand elle l'avait surpris en train de se faire un rail. Ca aurait dû lui mettre la puce à l'oreille.
Il remua dans le fauteuil. Il avait mal partout, comme s'il était courbaturé. Aucune position ne le soulageait, et il mit un petit moment à répondre aux questions de Niklas. Il fallait qu'il se concentre, et qu'il trouve les mots. Le doc avait beau se montrer sympa et compréhensif, AJ savait très bien où il voulait en venir avec son "sur quoi avais-je raison". Il voulait lui faire avouer. C'étaient des mots qu'il n'avait prononcés qu'une seule fois. Assez paradoxalement, c'était à Elinor qu'il l'avait dit, lors de leur premier échange après la mort de Pete. Il se rappelait de leur engueulade, et de la façon dont il lui avait dit que se droguer était son choix. Ce qu'il avait été con. "Avant que Pete meure, on faisait beaucoup la fête. En fin de saison, quand on n'avait plus à craindre les contrôles anti-dopage, il y avait souvent de la cocaïne. Je ... j'ai continué à en prendre quand il est mort." C'était dit, mais ç'avait été difficile.

Elinor, une simple amie ? Niklas était loin du compte. Et ça aussi, AJ ne comptait plus le cacher. C'était ce qu'il avait voulu faire, mais c'était mal. C'était lâche, et Elinor en avait pâti. Il ne la ferait plus souffrir comme ça non plus. Il était certain d'être amoureux, pour la première fois. Il avait merdé une fois, mais ce serait la dernière. "C'est elle oui. C'est ma copine. Enfin, je crois." Peut-être qu'elle ne voudrait plus de lui après ça. Elle aurait le droit, après tout. Mais il ne pouvait pas l'imaginer. Il n'était pas prêt à laisser tomber ce qu'il venait de découvrir avec elle. "Il n'y a pas que vis à vis de moi que j'ai merdé, vous voyez. C'était la copine de Pete et ... maintenant, moi. J'ai pas voulu qu'on nous voie ensemble." Et franchement, qu'est-ce que ça pouvait foutre ? Les gens auraient causé parce qu'après être sortie pendant des années avec Pete elle était avec son meilleur ami ? Ces mêmes gens auraient dit de lui qu'il trahissait Pete ? Si ils savaient ...
"Bref, elle va mieux oui. Elle est sortie de l'hôpital." Elle allait mieux physiquement oui. Mais il était plus inquiet du reste. Elle avait eu du mal à se sortir de la drogue, il ne fallait pas qu'elle retombe dedans. Raison de plus pour que lui aussi en sorte. Il irait au bout du monde, pour elle.
"Vous avez jamais pris de coke, n'est-ce pas ? Ca vous rend plus fort. C'était pas normal, ça rendait juste les choses plus faciles." Quand Pete était mort, il n'avait trouvé que ça. L'alcool n'avait pas suffi. "Une béquille", c'était le mot qu'il avait employé avec Elinor. C'était exactement ça. Il avait cherché n'importe quoi pour oublier tout ce qui s'était passé. N'importe quoi pour ne plus penser que Pete était mort. Pete dont il n'aurait pas été plus proche s'ils avaient été réellement frères. "Elle a pris ma coke. Et c'est moi qui lui ai imposé qu'on se cache. Comment ça pourrait ne pas être ma faute ? " C'était bizarre, mais au fur et à mesure qu'il parlait, il trouvait ça un peu plus simple de parler. De tout lâcher, en quelque sorte. Il voulait que Niklas comprenne. Et puis ... il ne le jugeait pas. Jusqu'à présent, il n'avait pas émis la moindre critique. Il aurait pourtant pu. S'il regardait les choses sous l'angle de la raison, en imaginant quelqu'un d'autre à sa place, il se rendait compte qu'il avait enchaîné les erreurs. De là à voir un psy ... la perspective lui plaisait nettement moins. Qu'il soit capable de parler au kiné était une chose, de toute façon il l'avait grosso modo percé à jour depuis longtemps. A un psy, en revanche ... il ne voulait pas qu'on lui décortique le cerveau, et il ne voulait pas qu'on essaie de comprendre la source de sa culpabilité, de pourquoi il avait merdé comme ça ... "C'est obligatoire ? J'veux dire ... Un psy ? "

Compliqué à gérer ? S'il savait ... Quand Pete était l'objet de toutes les attentions des medias, il arrivait à AJ d'en ressentir comme un peu de jalousie. Aujourd'hui, c'était de lui dont on parlait, sauf que ce n'était pas pour le sport. Il avait gagné le "feu des projecteurs", mais toujours pas ce qu'il voulait. Qu'est-ce qu'il voulait, exactement ? Il n'en savait même rien. Autre chose. Et pas le Blackcomb Scandals, c'était certain. "Je vous ai vu dans ce journal. Vous savez ce que c'est." Ca parlait de lui et de la rouquine. Celle qu'il avait vue une fois au cabinet ? Ils étaient ensemble ? Il n'allait pas poser la question, mais si c'était le cas, ça valait le coup de lui avoir annulé son rendez-vous ce jour-là. En tout cas, ouais. Même si on parlait moins souvent du kiné que d'Elinor ou lui, quand il disait comprendre, AJ arrivait à le croire. Sans cela, il lui aurait probablement dit d'aller se faire foutre, avec son histoire de regard des gens. La majeure partie des gens disaient ça, que c'était difficile, mais qu'il fallait tenir, que les autres on les emmerdait. Du blabla, tout ça. AJ, lui, détestait se lire dans cette saloperie. Elinor tenait le coup, se blindait. Elle était plus forte que lui, c'était clair. Avec la coke aussi, elle avait été forte, jusqu'à ce qu'elle craque. Et le kiné qui se la jouait tout bio, tout beau ... Le lâche de l'histoire, décidément, c'était lui. Impossible de l'oublier. Même si Niklas essayait de lui dire que l'overdose de Linoy n'était pas sa faute à lui. Qu'elle avait accepté la règle du jeu de se voir en cachette. C'était lui qui avait imposé la règle. Il l'aimait, et c'était vraisemblablement réciproque, mais il faut croire qu'il ne l'avait pas aimée assez. Il s'en voulait qu'elle paye pour ça aujourd'hui. "Doc, j'apprécie ce que vous faites. vous étiez pas obligé de venir ce soir. Mais quant à savoir si je suis responsable ou non ... Je lui suis. C'est incontestable. Ca fait des années que j'assume que dalle, et ça m'a mené à ça. Alors c'est fini." Il était plutôt calme en disant ça. Enfin ... calme n'était sans doute pas le mot. Le manque le rendait nerveux, il tremblait sans arriver à se contrôler. Mais il était déterminé. Pour le temps que ça durerait. La perspective d'un psy était le genre de trucs susceptible de mettre à mal sa volonté. Pourtant, le doc avait raison. AJ ne pouvait pas lui demander de jouer un rôle qui n'était pas le sien, parce que ça ne marcherait peut-être pas, qu'ils risquaient de s'engueuler ... Il n'avait aucune idée de ce qui se passerait ensuite. Pour l'instant, il se sentait en manque, mais combien de temps ça durerait ? A quel point aurait-il envie de reprendre de la coke quand les effets physique du manque seraient passés ? La seule qui aurait pu répondre à tout ça, c'était Elinor. Elle était aussi la dernière personne à qui il aurait demandé. Alors, soit ... il verrait un psy. "Je comprends." Il venait de donner son accord de façon tacite, mais ce serait un peu donnant donnant. Parce qu'il ne tiendrait pas le choc dans son état encore longtemps. "Je dois aller voir qui ? Vous avez un nom ?" Et une ordonnance ? Il avait du mal à aborder le sujet. Il avait le sentiment d'avoir déjà beaucoup demandé à Niklas, et aussi de mériter ce qui lui arrivait. Mais il avait tellement besoin de dormir, et ce sans boire, sans se réveiller en gerbant parce que se retourner la tête était le seul moyen qu'il avait trouvé de se "reposer" un peu ... "Et ... aussi. J'ai rien pris depuis l'overdose d'Elinor, mais ..." Merde, ce qu'il détestait se sentir en position de faiblesse. Il n'ajouta rien de plus, incapable de le faire. De toute façon, si Niklas ne s'était pas rendu compte de son état, alors il était aveugle. Depuis son arrivée, AJ n'avait pas arrêté de changer de position dans son fauteuil, à la recherche d'un moment où il se sentirait mieux.

Lui plutôt qu'un autre ? Pourquoi ? Il ne comprenait pas le kiné, mais il n'était pas certain de vouloir comprendre non plus. Quelqu'un ne lui demandait aucun compte sur rien ; quelqu'un qui ne le couvait pas, qu'il avait envoyé bouler mais qui ne lui en tenait pas rigueur en dépit du jugement très clair qu'il portait sur lui. Il lui faudrait au moins ça pour tenir les résolutions qu'il se fixait. La détermination qu'il ressentait était bien là, mais elle n'était pas seule. Derrière la nervosité, les symptômes du manque, il y avait aussi la peur de ce qui allait se passer. Elle n'était pas aussi forte que la peur de ce qui aurait pu arriver à Elinor, de ce qui arriverait entre eux s'il n'arrêtait pas, mais il ne pouvait pas l'ignorer. La coke avait été une béquille fidèle depuis la mort de Pete ; il y pensait comme on pense à un refuge. Il allait devoir faire face, et s'il savait qu'il le fallait, il ne savait pas dans quelle mesure il en serait capable.
Quand il récupéra le papier que lui tendait Niklas, il se dit ironiquement qu'il aurait presque fallu qu'il appelle de suite ; demain matin, ce serait peut-être plus compliqué de trouver le courage de le faire. Il n'aimait pas parler de lui ; il n'y avait rien à dire, rien qui puisse intéresser les autres. Il n'avait jamais eu l'habitude de le faire, ni le besoin. Aujourd'hui, ça le mettait mal à l'aise. Il n'y a qu'à voir comme il s'était engueulé avec Elinor à ce sujet ; elle aussi voulait toujours le faire parler. Il préférait de loin l'action, qui permettait de ne pas réfléchir. Ce n'était pas ce qu'il avait fait dernièrement, pourtant. il s'était plutôt laissé pas mal aller ... c'était apparemment fini.
Si le doc avait compris ce qu'il voulait dire en affirmant qu'il n'avait rien pris depuis quelques jours, il le cachait bien. AJ comprit rapidement qu'il ne pouvait rien en attendre. Tenir encore ... C'était plus facile à dire qu'à faire. Son corps lui échappait, il aurait donné n'importe quoi pour s'éviter ça. Niklas n'était pas décidé à aller dans ce sens, toutefois, et sur le coup AJ sentit la colère monter. Qui retomba aussitôt. Il ne se sentait pas la force d'en vouloir au kiné. Peut-être n'avait-il rien compris. Il lui parlait de s'éloigner, et même de centres de désintox. L'idée l'aurait fait sourire s'il avait été mieux dans ses baskets. Imaginer le séisme de sa mère apprenant qu'il avait besoin d'aller en cure, après tout ce qu'elle avait dit sur Elinor et son passé de droguée ... Impayable. Mais il n'avait pas le coeur à rire. Il sentait que l'entretien avec le kiné touchait à sa fin, et ensuite ... ensuite, il lui faudrait retourner à ses angoisses, à ses nuits blanches ... tout ça prendrait-il fin un jour ?