Dix-huit heures bien tapées, et AJ poussa la porte de son appart. Il était encore en tenue, chaussures incluses, sa planche sous le bras. En temps normal, il serait rentré plus tôt, à la fermeture des pistes, mais aujourd'hui, touristes obligent, les remontées mécaniques faisaient du rab, à grands renforts de projecteurs. Les vacanciers aimaient skier de nuit, mais lui n'en avait jamais bien compris l'intérêt. Peut-être parce qu'il passait ses journées sur les pistes. A fortiori, aujourd'hui qu'il s'entraînait, la nuit ne l'intéressait pas. Il avait simplement pu prolonger sa séance de travail, ce qui n'était pas une mauvaise chose. Sa séance avec le psy, ce matin, s'était mal passée ; il l'avait poussé dans ses retranchements, et AJ n'avait pas apprécié ce qu'il avait vécu comme une agression. Ce soir encore, il ne comprenait pas où le praticien avait voulu en venir, mais tout ça lui avait méchamment trotté dans la tête. Le sport était son refuge, et le but qu'il s'était fixé ; c'était ça qui lui permettait de rentrer à peu près serein, parce que tous ses problèmes, il ne pouvait pas les aborder avec Elinor.
Elle l'attendait, devant un DVD, qu'il avait reconnu avant même de se tourner vers elle. Lui l'adorait, mais elle ? Ce n'était pas ce qu'il lui aurait proposé au premier abord, mais tant mieux. Des comédies un peu lourdes, il en avait pas mal, que Pete, Caitlyn et lui regardaient quand aucune soirée n'était prévue, avec bières et popcorn.Depuis quand tu aimes "La légende de Ron Burgundy" ? J'adore ce film !

Mais tu n'es pas Elinor. Rachel, je me trompe ? Qu'est-ce que tu fais là ? Ce n'est qu'en se retournant qu'il avait compris qu'il ne s'adressait pas à sa petite amie, mais à la demi-soeur de celle-ci, qu'il n'attendait pas dans leur appart, surtout sans Elinor à ses côtés. Ta soeur n'est pas là ? Passé la première surprise, ça ne le dérangeait pas de la trouver là. Il se demandait plutôt où Elinor était passée, en fait, pour avoir laissé sa petite soeur seule. 
AJ regarda la télé, le film qui touchait à sa fin, et se passa la main sur le front. En combinaison, il faisait chaud dans l'appart, et il avait bien transpiré cet aprèm. Une douche lui aurait fait le plus grand bien. Ca t'ennuie si je t'abandonne le temps de prendre une douche ? On boira un coup après, OK ? Je ne sais pas quand Elinor doit rentrer. Je ne savais même pas qu'elle sortait aujourd'hui. Il parlait beaucoup, mais il voulait que la jeune femme ne se sente pas gênée. Lui ne l'était pas. Son ancien appart, la coloc, était toujours occupé par des tas de gens qui habitaient rarement sur place. Il avait l'habitude de ces présences permanentes, qui apportaient de la vie. Au final, c'était loin de le déranger, la surprise de trouver quelqu'un.

Elle a eu raison ! Avec le temps qu'il faisait en ce moment, c'était quasi obligatoire. Peu après Noël, ils avaient connu un épisode neigeux de plusieurs jours, non-stop, mais depuis le froid s'était installé. Les températures étaient trop basse pour que la neige tombe à nouveau, mais maintenaient sans problème le niveau d'enneigement de la station. Aujourd'hui encore, il avait fait un froid polaire. Clairement pas un temps à laisser qui que ce soit dehors, même pour peu de temps. Hors là, on parlait quand même de près de deux heures, puisque le film de Rachel touchait à sa fin.
Il se demandait tout de même où Elinor pouvait se trouver ; sans méfiance, on ne parlait pas de ça, mais juste de curiosité. Il savait qu'elle vivait des moments un peu compliqués depuis qu'elle avait été suspendue, et il espérait qu'elle ait trouvé un moyen sympa de s'occuper. Elle lui avait vaguement parler d'une amie à elle qui ouvrait une pâtisserie, mais il n'avait pas saisi quand, ni où d'ailleurs. Il ne savait pas si c'était à Whistler, mais ça aurait pu expliquer qu'elle soit partie aussi longtemps. Aucune idée. Rachel avait dit ne pas savoir non plus, mais peut-être qu'à eux deux ils arriveraient à retracer le truc.

Ne t'embête pas, je prendrai une bière. Mais sers-toi si tu as soif ! Il avait failli ne pas l'entendre avec l'eau de la douche qui coulait, s'il n'avait pas terminé de se rincer à ce moment-là. Il s'empressa de se sécher ; Rachel faisait preuve de la même impatience dont faisait parfois preuve Elinor, ce qui ne manqua pas de le faire sourire. Il ne connaissait pas, ou très peu, la soeur de sa copine, qu'il n'avait jamais eu trop l'occasion de croiser en soirées, contrairement aux jumeaux. Et elle, que savait-elle de lui ? Il était un peu curieux d'entamer la discussion, à vrai dire ; il ne savait pas si Elinor se confiait beaucoup à sa famille, et il espérait que Joshua n'avait pas parlé de cette histoire de relation cachée. Parce que là-dessus, il était indéfendable, sauf peut-être par Elinor elle-même. Lui-même ne se pardonnait pas vraiment d'avoir été aussi con, et persistait à s'en vouloir pour l'overdose de sa nana.

Quand il retourna au salon, Rachel était installée sur un des tabourets du comptoir qui marquait la séparation avec la cuisine ; elle s'était sagement servie un coca, et l'attendait. Elle lui avait même sorti une bière du frigo. Sympa ! Merci pour la bière. Alors comme ça, Elinor devait te voir cet après-midi, mais a disparu de la circulation ? Elle était comment, quand tu l'as croisée ? OK ... une part de lui se faisait un peu de soucis. Il découvrait chaque jour que ses sentiments étaient plus profonds qu'il ne l'avait imaginé, et cette découverte n'allait pas sans "effets secondaires", l'inquiétude pour Elinor en faisant partie. Il y avait des raisons à cela solides, cela dit ; cette suspension, il la comprenait. Il comprenait le point de vue de l'hôpital. Elinor soignait des gens, alors après une overdose, c'était normal que ses responsables se demandent si elle était vraiment en possession de tous ses moyens pour le faire. Le seul problème, c'est que ce n'était pas en l'empêchant de bosser que ça irait mieux. Elle ne faisait pas partie de ces gens pour qui le repos est souverain. Surtout pas ce repos-là.

Une bière bien fraîche, après une journée d'efforts, était incontestablement un excellent remontant. Il lui arrivait encore de boire, en soirées, pour un apéritif improvisé, ou en des occasions quelconques, mais il était lui-même surpris de constater comme sa consommation avait baissé. Même sur les bières. Il faut dire que trouver le sommeil sans avoir besoin de tomber ivre aidait beaucoup. Eh ben, tchin alors ! Il avait penché sa bouteille de bière vers elle, comme il le faisait quand ils étaient entre potes, sans pour autant trinquer réellement. C'était le genre d'usage réservé aux soirées que sa mère organisait, ou ses sponsors. Dans des verres classes. Et ce n'était jamais du coca ou de la bière.
Bon, ça va alors. Enfin elle aurait pu faire gaffe à l'heure, te sachant à la maison. Il avait dit ça sans reproches à l'égard d'Elinor, avec un sourire. C'était plutôt pour Rachel, qui avait eu à attendre, et n'avait pas forcément prévu ça. Je t'avoue que j'avais peur qu'elle tourne en rond, mais pour l'instant ça va. Et puis, elle a toutes ses affaires à ramener de son appart. Elle t'a dit qu'elle s'installait ici ? Elinor ne parlait pas des masses de sa belle-famille, depuis l'histoire entre Richard et Abigail ; il savait qu'elle les voyait, mais il ne savait pas bien de quoi elle discutait avec eux. Est-ce qu'ils savaient pour elle et lui ? Pour leur installation ? Qu'est-ce qu'ils en pensaient ? Qu'est-ce qu'ils pensaient de lui ? Richard et Joshua ne l'aimaient pas, soit, mais les autres ? Quelle ironie, de se dire que leurs parents respectifs pensaient qu'ils avaient mauvaise influence l'un sur l'autre, alors qu'ils ne s'en sortaient qu'ensemble. Il espérait faire bonne impression à Rachel, mais il ne se forcerait pas pour ça. De toute façon, il ne savait pas passer pour quelqu'un d'autre.
Et alors, tu vas à la fac à Whistler ? Pas trop déprimant ? Lui, les études ne l'avaient jamais fait rêver, à la base. Dès que sa carrière avait été suffisamment bien lancée pour envoyer promener les cours, il l'avait fait. Ca ne l'avait jamais intéressé de toute façon. Il avait fait ce qu'il fallait au lycée pour qu'on le laisse rider et passer des heures sur les pistes sans rien lui dire, et point barre. Il n'avait jamais été un cador, et n'avait jamais eu envie de l'être. De ce point de vue, Elinor l'impressionnait pas mal : reprendre des études de médecine après son adolescence "agitée", c'était franchement balèze. C'était d'ailleurs une des seules branches proposées ici, pour ce qu'il en savait. Le campus était assez petit, et mis à part pléthore de formations toutes liées au sport, il n'y avait presque rien. D'un point de vue vie étudiante, en hors saison, ça devait être très chiant. Heureusement que la station ne désemplissait pas l'hiver, pour amener de nouvelles têtes, et de nouvelles soirées.

C'est tout récent en fait. Ca fait une dizaine de jours, je dirais. Il n'aurait jamais imaginé que ça se fasse aussi rapidement, et puis avec cette histoire de suspension ... Il n'aurait pas non plus imaginé proposer ça à Elinor de façon aussi banale. Mais en même temps ... il ne se serait pas non plus mis à genou pour ça. Déjà que pour les demandes en mariage il trouvait ça ultra-kitsch. En fait, c'était très bien comme ça.
AJ s'inquiétait un peu toutefois de la réaction de Rachel. Elle ne transpirait pas l'enthousiasme, Et si toute la famille d'Elinor le rejetait ? Combien de temps tiendraient-ils ensemble ? AJ n'avait pas ce problème. Sa mère protesterait sans doute encore quelques mois, et ne deviendrait sans doute pas proche d'Elinor avant des années, mais son père était beaucoup plus raisonnable. Et les Caldwell ? Feraient-ils preuve de la même patience ? De la même ouverture d'esprit ?
Heureusement que le ton de Rachel s'était égayé en parlant de la fac. Au moins sur ce point, ils étaient sur la même longueur d'onde. Je compatis. J'ai quitté la fac dès que j'ai pu. A la différence près que lui avait autre chose à faire à l'époque ; sa carrière décollait, il venait d'être champion du monde. Beaucoup de sportifs galéraient pour obtenir de la reconnaissance et des sponsors, surtout dans les sports individuels, mais lui, quelque part, n'avait pas connu ça. C'était venu rapidement. Il n'y a rien qui te passionne ? Parce que l'important, c'était ça, non ? La passion. Ce qui vous donne envie de vous lever le matin. Lui, c'était ce qui le faisait tenir en ce moment. Il y avait Elinor, bien sûr, pour qui il faisait tout ça. Mais depuis qu'elle l'avait appelé son champion, et poussé involontairement sans doute à retourner au snow, et depuis qu'il avait décidé que s'il revenait à la compétition ce serait en alpin, sa passion avait repris le dessus, plus forte que jamais. Ca n'empêchait pas le manque, ça ne l'empêchait pas de se sentir mal, régulièrement. Mais il tenait. Et puisqu'il doutait qu'elle ait les mêmes problèmes, alors, si elle avait une passion, elle n'avait rien à craindre.
En attendant, c'était pas mal de discuté un peu "à coeur ouvert" avec elle. Il comprenait bien ce qui se cachait derrière le fait qu'elle n'en ait pas parlé à Elinor, et il ne la trahirait pas. Il fallait bien ça, s'il voulait qu'elle comprenne qu'il ne méritait pas - plus - sa réputation.
Quand elle mentionna sa soeur, AJ se fit immédiatement attentif. Qu'est-ce qu'elle te dit ? Il espérait que ce n'était rien, mais sinon, elle l'aurait appelé, non ?

Pas dit que le "C'est votre choix" de Rachel le rassure vraiment. Ce genre de phrases, c'était pire que l'indifférence, et si derrière elle n'avait pas souri en ajoutant une phrase montrant qu'elle n'était pas hostile, il aurait commencé à franchement douter. Rachel lui paraissait tout de même parmi les plus faciles à convaincre, à priori. Joshua serait intransigeant, il l'avait déjà constaté. Il ne connaissait pas Elijah, mais s'il était jumeau de Joshua, AJ ne se faisait pas beaucoup d'illusions ... Quant à Richard, le père d'Elinor ... Non, le plus simple, décidément, serait de convaincre Rachel. Et peut-être aussi Sarah. En tant que belle-mère, elle prendrait les choses moins à cœur, non ? Il aurait le temps de le constater cela dit. Il ne doutait pas d'une rencontre assez rapide quand Elinor l'aurait annoncé à sa famille. Tout ce qu'il pouvait faire, c'était se préparer à donner le meilleur de lui-même.
A côté de ça, Rachel était une fille plutôt sympa. Assez "gamine", mais ça n'était pas désagréable. Il avait l'impression d'avoir été beaucoup adulte ces derniers mois, et pas dans le sens positif du terme. OK, il avait 25 ans. Mais ça restait un peu jeune à ses yeux pour affronter autant de trucs merdiques. Alors que là ... en fait, ce qui était sympa, c'était de discuter de l'avenir avec quelqu'un pour qui ça ne signifiait pas "sortir de la drogue" ou plus simplement "redevenir normal". Il aurait presque pu avoir l'impression d'être un grand frère. Etre fils unique ne lui avait jamais posé de problème en grandissant, parce qu'il y avait Pete. Maintenant, cela lui manquait. Vraiment. Ta sœur m'étranglerait probablement si elle m'entendait te dire ça mais ... ne perds pas ton temps à la fac si ça ne te plaît pas. La vie est des fois plus courte qu'on l'imagine, il ne faut pas la gâcher. C'était au moins un piège dans lequel Pete n'était pas tombé. Il avait vécu à fond. Tous les trois, avec Caitlyn, ils avaient pleinement vécu. Et ils avaient découvert aussi qu'à 25 ans ça pouvait s'arrêter. Les circonstances étaient particulières, certes, n'empêche que ça aurait pu aussi bien être un accident de snow sans alcool, sans médocs. Un chauffard. N'importe quoi. On peut mourir jeune, il l'avait découvert l'an dernier. Et puis ... tu découvriras peut-être ce qui te plaît ! Ca devait quand même être étrange, de ne pas avoir ce truc qui vous brûle de l'intérieur. Lui n'avait jamais connu ça. Avant il y avait le snow. Maintenant, il y avait le snow et Elinor.
Il se surprenait toujours, à se rendre compte à quel point il tenait à elle. Découvrir qu'il avait été capable de s'inquiéter pour un peu de retard. Il se sentait ridicule, mais eut quand même un soupir involontaire de soulagement. S'il n'y avait pas eu la drogue, les choses auraient été différentes, mais là ... Il rit néanmoins à la deuxième remarque de Rachel. Dis-lui qu'on trinque en l'attendant ! Tu voudras rester dîner d'ailleurs ? Si tu avais prévu de la voir ... Parce que là, elle n'aurait pas beaucoup profité d'Elinor !

Il avait sans doute un peu cassé l'ambiance avec sa remarque sur la nécessité de profiter de la vie pendant qu'on le peut. C'était pourtant vrai. Lui ne voulait plus se laisser surprendre. Et même s'il ne s'agissait pas d'y penser en permanence, se rappeler de temps en temps que rien n'est acquis ne faisait sûrement pas de mal. Gaffe à ta promesse, je saurai d'où ça vient si elle m'engueule ! La menace n'en était pas une. Ils plaisantaient, tous les deux. Cette complicité d'un soir était plutôt sympa, et lui servirait sans doute le jour où Elinor déciderait d'officialiser leur relation auprès de sa famille.
Accessoirement, Rachel semblait vraiment une fille gentille. Indépendamment du fait qu'elle soit la soeur d'Elinor. Ce n'était pas un gros effort de lui proposer de rester, d'ailleurs, si ça l'avait été, il ne lui aurait rien proposé. Elle ne pouvait pas avoir connu la grande époque de la colocation entre Pete, Caitlyn et lui, mais leur appart, alors, était ouvert à tout le monde, tout le temps. Elinor y habitait presque à plein temps, Caitlyn y ramenait ses mecs, lui ses copines. Leurs potes squattaient pour des soirées mémorables. Avoir du monde à la maison, pour lui, c'était une habitude qui tenait presque de l'art de vivre et qui, quelque part, lui manquait un peu. Si tu dérangeais, je n'aurais rien proposé. Mais je te préviens, il faut apporter sa contribution quand on reste ici. Est-ce que tu as la moindre idée de ce que je pourrais faire à part de la viande ou des pâtes ? Ta soeur va me tuer si elle voit encore un plat de spaghettis. Sérieusement. Quand il tournait sur le circuit pro, il brûlait tellement de calories qu'il n'avait jamais pris la peine de se pencher sur le volet "nutrition". En compétition, l'équipe avait une diététicienne qui s'occupait d'eux. Peut-être devrait-il étudier le sujet maintenant, s'il voulait mettre toutes les chances de son côté. L'alpin était encore différent du free-style.
Quoiqu'il en soit, quand Elinor rentra ce soir-là, la table était prête. Elinor fut surprise de trouver Rachel encore là, mais AJ vit bien le plaisir qu'elle avait à la voir. Cette soirée-là fut excellente, loin de tous les soucis.